J’ai retrouvé ma quantiquette depuis quelques semaines. RAS à la révision annuelle et j’en ai profité pour faire installer un GPS nouvelle génération. Aujourd’hui en sus de pouvoir saisir une date, je peux entrer une période de l’année. Je vous l’accorde les deux possibilités peuvent manquer d’un peu de précision, mais ça pimente le déplacement.
Nous sommes le 18 septembre 2021, j’ai envie d’aller voir du côté des rentrées. Après tout, même si la dernière, masquée, est terminée, cela ne fait que quelques jours.
R E N T R E E… Hum, les touches sont un peu petites… Allez, on envoie !
J’ai bien pris mon cartable. Ma tenue est un peu voyante. Si je me retrouve dans les années 1970, ça fera l’affaire, mais au-delà, j’ai quelque chose de plus passe-partout dans mon cartable.
Déjà arrivée ? Le trajet n’était pas bien long ! Où suis-je donc ?
Heureusement j’ai atterri dans une courette discrète, je vais pouvoir dissimuler ma quantiquette avant de me rendre dans la rue.
La pancarte indique que je suis « rue Sainte-Catherine ». Il y a pas mal de passants ici. Certains portent un haut-de-forme. Les quelques dames ont des vêtements qui descendent jusqu’aux chevilles. Leur tenue n’a rien à voir avec la mienne, mieux vaut enfiler mon manteau passe-partout, d’autant qu’il ne fait pas très chaud.
Aussitôt dit aussitôt fait, je fais ma sortie.
Je vais suivre ces jeunes gens pour savoir où ils vont.
Ils tournent à droite, nous voici sur une grande place. J’ai bien l’impression que je suis à la fin du XIXème ou au début du XXème siècle.
On passe sous une grande porte, on traverse une place, tramway électrique… J’y suis : Bordeaux, porte et place d’Aquitaine, place de la Victoire en 2021. Direction l’Université. Bingo ! Une rentrée en fac et pas n’importe laquelle : Faculté de médecine et de pharmacie.
Le bâtiment est superbe, construit par Jean-Louis Pascal, un architecte reconnu, Grand Prix de Rome en 1866. Il a remporté le concours ouvert en 1876.
L’horloge de la place sur son grand mât indique quatre heures moins le quart.
Je suis toujours les étudiants et nous entrons dans l’enceinte du bâtiment, inauguré en 1888 par le président Sadi Carnot.
L’affichage m’est bien utile : « Séance de rentrée, Faculté mixte de médecine et de pharmacie, lundi 4 novembre 1901, 4 heures de l’après-midi ».
A l’arrière du vestibule, à droite et à gauche de l’atrium, s’ouvrent deux amphithéâtres de deux cent cinquante places. Nous gravissons quelques marches et entrons dans celui de droite, destiné aux cours théoriques. Les calorifères ne sont pas encore en marche, mais l’assemblée des étudiants, tout à la joie de se retrouver, réchauffe l’atmosphère.
Quand les professeurs pénètrent par une des portes du fond, des vivats retentissent.
Ils sont tous là, en robe. Mes voisins commentent : « Monsieur le doyen NABIAS, avec le maire de Bordeaux, le docteur LANDE. » « Je crois que c’est le recteur BIZOS, à côté du doyen. »
Le doyen, qui préside la séance, prend la parole et immédiatement le silence se fait.
Le discours est solennel et émouvant. Il faut dire qu’il commence par rendre un vibrant hommage aux disparus des derniers mois : Mademoiselle NOURRIT, une interne titulaire ; Monsieur CHEMIN, un professeur, et Monsieur CABOULOT, décédé des suites d’une piqûre anatomique, réalisée pour une expertise à Pondichéry. Il cite encore le docteur Gabriel PERY, historien et bibliothécaire de la faculté, à qui l’on doit « l’Histoire de la Faculté de médecine de Bordeaux et de l’enseignement médical dans cette ville 1441-1888 ». Une rue bordelaise porte son nom en notre XXIème siècle.
Le doyen complète la liste des disparus avec le sénateur Bernard DUPOUY, bienfaiteur de la Faculté.
Sur un ton moins grave, il annonce ensuite les arrivées comme celle du professeur SIGALAS, titulaire de la chaire de physique pharmaceutique, remercie les partants, cite les récompenses obtenues, fait applaudir aux décorations.
Le discours du doyen de NABIAS a ensuite les envolées lyriques de l’époque, quand il parle de la « contribution de la médecine à l‘œuvre de la colonisation », « à l’avènement d’une civilisation supérieure, où l’on verra éclore les idées de justice, de bonté et de fraternité ».
Le docteur ARNOZAN prend la suite en lisant le rapport du docteur LEFOUR, aphone aujourd’hui.
Et puis c’est le palmarès : Prix de la Faculté pour les premières, deuxièmes, troisièmes, et quatrièmes années. Prix du Conseil général de la Gironde, de la ville de Bordeaux, prix Godard, prix de la Société des Amis de l’Université, prix des élèves sages-femmes. Enfin des jeunes femmes !
Et on recommence avec la pharmacie.
Décidément les femmes ne sont pas nombreuses ici, trois seulement sont citées, toutes sages-femmes.
Les lauréats reçoivent une médaille d’argent de la Faculté ou de vermeil pour le Conseil Général et la ville de Bordeaux. A cette sorte de pièce, de cinq centimètres de diamètre, s’ajoute une somme d’argent ou des livres. Pour la Faculté, les prix sont de 100 à 185 francs, en livres. La ville de Bordeaux et le Conseil Général, plus riches peut-être, donnent 300 francs.
Un de mes voisins explique à un tout jeune étudiant que le prix Godard récompense le meilleur mémoire d’anthropologie, tous les deux ans. C’est Ernest GODARD (1826-1862), médecin et anthropologue bordelais qui, à sa mort, a chargé la Société d’anthropologie de cette mission. Le montant est important cette fois : 2000 francs.
Et puis les prix des thèses de l’année :
« Médaille d’or de 100 francs et 400 francs en espèces pour le docteur Joseph-Louis-Irénée ABADIE. »
« Médaille d’argent et 100 francs en espèces, docteurs François-Jean-Marie MANINE HITOU et Claude-François MARTIN. »
« Médaille de bronze, docteurs Tony-Georges BOUSSENOT, Pierre-Gaston-Octave BOUVIER… »
Je n’écoute plus. Pierre-Gaston-Octave BOUVIER.
A l’appel de son nom, un jeune homme descend les marches de l’amphithéâtre.
Je ne le quitte plus des yeux. Il faut absolument que je le rencontre à la fin de la cérémonie.
Je comprends que je suis ici pour cette raison : rencontrer cet oncle de la grand-mère de mon mari, Catherine Camille BOUTIN (1904-1986).
Quand la lecture du palmarès s’achève, que les étudiants se lèvent et quittent la salle, je me faufile entre eux et le rejoins dans l’atrium.
Je le hèle : « Docteur BOUVIER »
Le jeune homme se retourne. Cheveux, sourcils et yeux châtains, nez et bouche moyens, visage ovale et menton rond, la description de sa fiche matricule correspond à peu près. Un mètre soixante-dix, je suis d’accord.
« Bonjour Madame, que puis-je pour vous ? »
Pierre BOUVIER me répond très aimablement.
Je ne peux décemment pas lui dire tout à trac d’où je viens. Je décide de travestir un peu les choses.
« Bonjour Docteur, l’un de vos condisciples vient de me dire que vous avez été élève au lycée de garçons. Comme beaucoup, j’hésite à y scolariser mon plus jeune fils. Recommandez-vous cet établissement ? »
Je cherchai à engager la conversation, je ne suis pas déçue. Pierre BOUVIER me raconte par le menu ses années de lycéen dans l’établissement qui est devenu le lycée Montaigne, me semble-t-il.
Comment il a remporté de nombreux prix, d’abord en troisième B, en versions latine et grecque, en thème latin, en mathématiques et en récitation.
Il poursuit : « L’année suivante, j’ai moins brillé, premier prix en mathématiques seulement. J’ai passé d’excellentes années là-bas et j’ai été parfaitement préparé à mes études de médecine. D’ailleurs j’ai obtenu la médaille d’argent à la fin de ma 1ère année de médecine, puis en 1897 et en 1900 le prix de la ville de Bordeaux.
Venez, je vais vous montrer les bâtiments du lycée, ce n’est pas très loin d’ici. »
Nous quittons la place d’Aquitaine, prenons la rue Sainte-Catherine, à l’entrée de laquelle j’ai caché ma quantiquette. Deux cent cinquante mètres et effectivement nous sommes déjà devant le lycée. Pierre m’entraîne ensuite place Gambetta. Son père y est propriétaire d’une pharmacie au numéro 11.
Je crois bien qu’elle existe encore cent vingt ans plus tard.
Puis il veut pousser jusqu’au boulevard du Tondu où il réside à présent. Il s’y est installé avec sa jeune épouse, Marie Madeleine LASALLE, la fille du docteur LASALLE de Lormont (Gironde). Ils vont fêter leurs deux mois de mariage demain, le 5 septembre 1901.
Quelle année fructueuse pour lui ! Il a soutenu sa thèse le 18 juillet dernier avec pour thème « les fibromes de l’utérus intra-ligamentaires » et voilà qu’il remporte la médaille de bronze.
Le temps passe vite à deviser ainsi.
Chemin faisant nous avons regagné la porte d’Aquitaine. Il est tard, il me faut prendre congé à regret. Je promets à Pierre BOUVIER de lui donner des nouvelles de mon fils, je m’éloigne dans la pénombre qui a maintenant gagné les rues bordelaises malgré les candélabres allumés plus tôt.
J’enfourche à la hâte ma quantiquette, retour vers 2021, je ne sais pas à quelle heure je vais revenir.
Quantiquette remisée dans son sac, coup d’œil rapide à mon téléphone portable, flûte j’ai raté la publication de ce #RDVAncestral, c’est déjà dimanche, le 19 septembre 2021, 19 heures.
Sources :
Anne RICHARD-BAZIRE, « La faculté de médecine et de pharmacie de Bordeaux par Jean-Louis Pascal (1876-1888 et 1902-1922) », Livraisons de l’histoire de l’architecture [En ligne], 13 | 2007, mis en ligne le 10 juin 2007, consulté le 07 mai 2019. URL : http://journals.openedition.org/lha/414 ; DOI : 10.4000/lha.414
Histoire de la faculté de médecine de Bordeaux et de l’enseignement médical dans cette ville 1441-1888 publié sous les auspices du Conseil général des Facultés de Bordeaux par le Docteur G. PERY, In BabordNum.fr
La Petite Gironde du 5 novembre 1901, in Retronews
Médailles de Prix des Écoles et des Facultés mixtes de Médecine et de Pharmacie, Frédéric Bonté, Revue d’Histoire de la Pharmacie Année 1992 292 pp. 19-25, in Persée
Bulletin de la Société d’anthropologie de Paris, 1er janvier 1865, In Gallica.
La crise des lycées de garçons à la fin du XIXe siècle Le point de vue et les propositions des recteurs d’académie Jean-François Condette, Publications de l’Institut national de recherche pédagogique Année 2005 28 pp. 427-442.
Effectivement, une très belle rentrée à ne pas manquer.
Bravo pour cet article, qui me touche beaucoup : mon arrière-grand-père a fait ses études de pharmacie à Bordeaux quelques années plus tôt, je l’imagine dans le décor que vous avez décrit !
Je vous invite à faire un tour sur le site babordnum.fr, vous trouverez des renseignements à foison.
Un interlocuteur bavard pour notre plus grand plaisir