Justice pour les prisonniers ?

9 mai 1846 mon arrière-arrière-arrière-grand-père, Joseph Isidore PORNOT (1814-1846), décède à la prison de Clairvaux. Il avait 32 ans. Sans que j’en connaisse la raison, il a eu maille à partir avec la justice et a été incarcéré dans l’ancienne abbaye durant un à deux ans.

Si le #Généathème d’octobre 2021 s’intitule « vos ancêtres et la justice » ce n’est pas Isidore PORNOT qui sera au centre de cet article, car je voudrais faire un retour sur un procès bien étonnant aujourd’hui, sur ce qui a été appelé « l’affaire des entrepreneurs ».

Quand Joseph Isidore PORNOT décède à Clairvaux en mai 1846, il est loin d’être le seul. Des jeunes hommes, des femmes de tous âges et des enfants meurent chaque jour à Clairvaux comme François DEBOST, soixante-cinq ans, Jean-Baptiste DIDIER, seize ans, Gaétan Bernard JARROT, trente-sept ans, ou encore Félix JOBERT, trente ans, pour ce funeste mois de mai.
Ce ne sont pas des condamnés à la peine capitale. Pour la plupart des personnes incarcérées, c’est le vol qui leur est reproché.
Ainsi Marie FETEAUX, de Bergères-sous-Montmirail (Marne), décède deux jours avant Joseph Isidore. Elle avait cinquante-six, devait purger une peine de trois ans de prison pour complicité de vol. Elle était libérable en août 1846. Ou bien Adélaïde MONPOIX, entrée à Clairvaux le 13 octobre 1845, condamnée pour vol également par le tribunal correctionnel de Sens à deux ans de prison, qui y est décédée six mois plus tard.

Evidemment il y a de nombreuses causes possibles de décès en maison centrale, à Clairvaux, comme dans toutes les prisons du XIXème siècle. Maladies, épidémies, bagarres, travail éreintant ou conditions de vie extrêmement difficiles. Pourtant entre 1845 et 1847, les décès augmentent fortement dans l’ancienne abbaye, dépassent les deux cents par an, quand ils étaient compris entre 130 à 165 les années précédentes.

En juin 1847, le Propagateur de l’Aube s’empare de la question. Le sujet est repris par des journaux parisiens et enfin la question est portée devant l’Assemblée Nationale.
Le ministre de l’intérieur dépêche des inspecteurs. La mortalité ne diminue cependant pas et finalement sous la pression de la presse et de députés, une instruction est ouverte par le procureur de Bar-sur-Aube en juillet 1847.

Les témoignages recueillis mettent en accusation les entrepreneurs de la maison centrale et des membres de l’administration.
Les entrepreneurs, qu’est à dire ? A partir de 1819, l’administration française ne gère plus les prisons. Des entrepreneurs privés prennent en charge la vie quotidienne des prisonniers en échange de leur force de travail. L’administration conserve quant à elle, la surveillance, les punitions et le contrôle de la bonne exécution du contrat des entrepreneurs.

Le procès est ouvert en 1849 au tribunal correctionnel de Bar-sur-Aube pour « tromperie sur la nature des fournitures faites à la maison centrale de Clairvaux, homicide par imprudence, négligence et inobservation des règlements sur un grand nombre de détenus de cette maison centrale ». Cinq prévenus comparaissent, les entrepreneurs.
Ils sont condamnés suivant leur implication de un à quatre mois de prison. Le cinquième, qui était peu présent à Clairvaux, écope d’une amende de 600 francs.

Les peines sont des plus légères au regard des reproches et témoignages, mais qu’est-ce qu’une vie de détenu dans ce XIXème siècle ?

Pourtant la liste des griefs est longue :

Le pain servi par les entreprises était au mieux de qualité très médiocre, avec une grande proportion de farine de légumes (haricots, vesces…), ou de seigle. Durant certaines périodes, il retrouvait une couleur blanche mais un détenu explique : « ce pain nous brûlait la gorge et l’estomac et nous donnait une soif ardente ».

La viande servie au mieux une à deux fois par semaine était avariée. Le boucher achetait des bêtes malades, qu’il faisait entrer dans l’établissement de nuit. Les témoignages du fils d’un fermier et d’un garçon boucher sont à cet égard édifiants. Ils notent l’achat de plusieurs bêtes malades, qui ne tiennent pas debout. D’autres témoins parlent de graisse animale de couleur verte(1).

La tenue vestimentaire tombe en loques, les couchages sont remplis de vermine.

Bien sûr pour leur défense les entrepreneurs ont mis en cause l’administration de la centrale. Directeurs et employés sont visés et là encore les témoignages font froid dans le dos.
La Gazette des Tribunaux du 2mai 1849, relate les punitions infligées aux détenus. Une succession de privations de nourriture, d’enfermement, d’hommes attachés pendant plusieurs jours, de dortoirs dans lesquels la neige tombe.
Chez les femmes, la sœur Saint-Joseph semble particulièrement cruelle. Un témoin rapporte au tribunal « qu’un jour, une femme criait dans sa cellule. Le témoin s’en approcha et trouva la sœur Saint-Joseph la faisait corriger par quatre corveyeuses qui la rouaient de coups. Cette femme s’était évanouie. La sœur Saint-Joseph dit au témoin de prendre de l’eau dans une cruche et de la jeter sur la détenue. Le témoin trouvant que cette eau était chaude à n’y pouvoir tenir la main, se refusa à exécuter cet ordre. La sœur Saint-Joseph prit la cruche et inonda la détenue d’eau très chaude. » (2)

Aucune sanction n’a été prise à l’encontre des membres de l’administration puisqu’aucune plainte n’avait été déposée contre eux.

Le système de l’entreprise prendra rapidement fin, la pénitentiaire reprendra celui de la régie.

Pour autant on ne peut pas dire que justice ait été rendue aux 700 détenus décédés pendant ces trois funestes années.

(1)Clairvaux Vies emmurées au XIXe siècle, Dominique Fey et Lydie Herbelot, The BookEdition, 2013, p340 à 344.
(2)Gazette des tribunaux du 2 mai 1849 p683

Sources :
Jean-Lucien Sanchez, « Dominique Fey et Lydie Herbelot, Clairvaux. Vies emmurées au XIXe siècle », Criminocorpus [En ligne], Années antérieures, 2015, mis en ligne le 13 février 2015, consulté le 30 octobre 2021. URL : http://journals.openedition.org/criminocorpus/2940
Clairvaux Vies emmurées au XIXe siècle, Dominique Fey et Lydie Herbelot, The BookEdition, 2013
Gazette des tribunaux du 2 mai 1849, Collection de l’Ecole Nationale de l’Administration Pénitentiaire.
Le site de l’abbaye de Clairvaux

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