J’ai appris qu’un de mes neveux était cousin avec un peintre très connu. C’est mon neveu à l’accent qui chante qui cousine avec cet artiste. Cette affaire mérite une virée en quantiquette.
J’ouvre le placard, saisis le sac de toile de mon véhicule. J’ai déjà enfilé la robe adéquate, reste à déplier l’engin, régler le GPSQ et appuyer sur le stater. Vous connaissez la technique maintenant.
1900, nous n’allons pas très loin dans le temps. Le GPSQ, comme tout assistant de navigation est légèrement imprécis. A une ou deux années près, je devrais atteindre mon objectif.
Me voici devant une belle bâtisse du XVIIIe . Pas le temps de ranger ma quantiquette, j’aperçois celui que je suis venue rencontrer. Un homme, plus petit que moi, sort du parc arboré et se dirige vers moi.
Je ne mesure pourtant qu’un mètre soixante mais ce garçon-là a bien une dizaine de centimètres de moins.
Il porte un chapeau melon noir, un manteau bien trop chaud pour la saison, sous lequel j’aperçois veste et gilet. Je décide d’aller à sa rencontre.
« Bonjour, Monsieur.
Permettez-moi de me présenter, je suis Annabelle Lucarne, journaliste, détective d’ancêtres. »
Allez carrément ! Je peux me permettre d’être cash avec mon interlocuteur.
L’homme que j’interpelle est Henri de Toulouse-Lautrec, un personnage singulier, qui vit sa vie à cent à l’heure. Il n’a pas de temps à perdre. Il a déjà trente cinq ans, sa santé n’est pas bonne. Il lui reste un peu plus de deux ans à vivre.
J’ai lu qu’il pourrait être atteint de pycnodysostose, une maladie génétique rare qui se traduit par du nanisme, un crâne volumineux et des fractures spontanées. Lui n’a pas mis de nom sur ses maux. Jeune adolescent, il a subi plusieurs fractures aux jambes. Longtemps immobilisé, il s’est mis à peindre puis il en a fait son métier.
« Madame »
Henri soulève son chapeau pour me saluer à son tour, s’appuie sur sa canne.
« Détective d’ancêtres ? Qu’est-ce-que cela ? »
Je m’explique rapidement :
« Un de mes neveux est votre cousin. Eloigné certes, mais cousin tout de même. J’aurais voulu en discuter avec vous. Mon neveu est né au XXIe siècle. »
Henri de Toulouse-Lautrec répond sans ciller.
« Au XXIè siècle ? Tiens donc ! Vous m’intéressez.
« Mais, voyez-vous, je viens de gagner ma liberté. Je sors de clinique, j’aimerais rentrer chez moi et retrouver mes amis à Montmartre. Venez ce soir au cabaret des Quat’z’arts, on s’installera dans un coin tranquille, on pourra causer. »
Henri me salue de nouveau et s’éloigne lentement, la démarche mal assurée, rasant les murs, mais le regard aigu derrière son lorgnon.
J’ai vite compris qu’il sortait de la folie Saint-James. La résidence secondaire avait été construite, à Neuilly-sur-Seine, par l’architecte François-Joseph Ballanger, à la demande du baron de Saint-James, pour rivaliser avec celle du futur Charles X. Rachetée en 1844 par le docteur Casimir Pinel, psychiatre, celui-ci y installa une maison de santé.
Henri de Toulouse-Lautrec, fragile physiquement, a développé une forte addiction à l’alcool.
En février 1899, sa mère le fait interner-là, à la suite d’un delirium tremens.
Henri n’a alors qu’une idée : sortir au plus vite. Pour prouver aux médecins qu’il a toute sa tête, il réalise trente-neuf dessins au crayon, inspirés par sa passion pour le cirque. Cela fonctionne tellement bien qu’on le laisse sortir le 19 mai 1899.
« J’ai acheté ma liberté avec mes dessins. »
A vous expliquer tout cela et à chercher sur Internet, je vais finir par être en retard à mon rendez-vous. Heureusement la fonction déplacement spatial de ma quantiquette me permet de gagner Montmartre en moins de temps qu’il ne faut pour le dire. Certains passants regardent curieusement mon engin, croient rêver car la trottinette ne sera inventée que dans les années 30.
Je prends le temps de la ranger dans mon sac avant d’arriver au 62 boulevard de Clichy.
Henri est attablé dans la salle de café. Le comptoir est encombré de siphons, de verres de formes différentes. On aperçoit à peine le patron, assis derrière les étagères. Il écoute les clients un peu bruyants. Le mur est couvert de portraits et caricatures et forme une sorte de très grand journal avec des commentaires sur les sujets d’actualité.
Je rejoins Toulouse-Lautrec. Il est en train de siroter une absinthe. Ça commence mal pour son sevrage.
A peine le temps pour moi de commander un verre, l’artiste me presse de questions.
« Alors Annabelle, dites-moi tout !
« Votre neveu est mon cousin ? Il est né au XXIè siècle ? »
Je lui présente le principe du #RDVAncestral, le fonctionnement de mon véhicule intertemporel et la conversation débouche rapidement sur la comparaison des arbres généalogiques.
J’avais pris soin, pour mon voyage, d’imprimer depuis Geneanet la descendance du premier ancêtre commun entre l’arrière-grand-mère de mon neveu et Henri de Toulouse-Lautrec.
Treize générations séparent Marie Louise COSTE (1902-1978) de François de LAUTREC (1470-1518). Douze entre ce dernier et Henri, côté paternel et maternel puisque ses parents étaient cousins germains.
Beaucoup de consanguinité sur les branches de mon interlocuteur. Cela explique sa maladie mais je m’abstiens de le lui dire.
Henri me sourit et dit :
« Pour sûr je suis cousin de votre neveu mais très éloigné. J’aimerai bien le rencontrer. Pourriez-vous me prêter votre quantiquette ? »
« Un bon point pour vous Henri. Je ne m’attendais pas à cette question.
« Un autre jour, pourquoi pas ? Mais il faut à présent que je regagne mon temps.
« Je vous l’ai dit tout à l’heure, je suis aussi journaliste et il faut que je rentre vite pour pouvoir publier avant minuit mon #RDVAncestral. »
Alors à la manière de Cendrillon, je prends vite congé d’Henri de Toulouse-Lautrec, démarre mon carrosse et reviens en 2022.
PS : Non, non, je n’ai laissé aucune pantoufle de vair à Henri.
Sources :
Henri de Toulouse-Lautrec : l’artiste et sa maladie, Dr Hernan Valdes-Socin, Chef de Clinique, Service d’Endocrinologie, CHU de Liège, Chargé de Cours adjoint, Physiopathologie, ULg, In Pharma Story, In Pharma-Sphère, 264, p. 12-17.
Henri de Toulouse-Lautrec en 2 minutes, Claire Maingon, Le topo, Beaux-Arts, 14/10/2019.
Toulouse-Lautrec et sa fascination pour le cirque, Site Francetvinfo, mis en ligne le 29/06/2017.
Le Temps, 19 septembre 1901, p3, in Gallica.
Le Mur et Les Quat’z’Arts (1895-1903) , Blog Victor Lucien Guirand de Scévola 1871-1950, Rik Wassenaar
Beau RDV avec un artiste, petit par la taille et grand par le talent ..
Excellent