Rendez-vous à Trois-Fontaines

Voici le temps des vacances et des visites touristiques. Cette année je passe quelques jours sur les terres de mes ancêtres entre Marne, Haute-Marne et Meuse.

J’irais bien faire un tour à l’abbaye de Trois-Fontaines (Marne). Cette fille de Clairvaux, fondée sous l’abbatiat de Saint-Bernard, offre un peu de fraîcheur au sein de son parc ombragé. Appréciable, en ces temps de canicule.

La dizaine de kilomètres entre Saint-Dizier et Trois-Fontaines est vite parcourue. Bêtement, je gare mon véhicule sur le parking, en plein soleil. Pourtant, j’aurais pu trouver de l’ombre sous les arbres, un peu plus loin.
Le soleil darde ses rayons et je peine à traverser l’esplanade.
Il faut en passer par là pour gagner le parc et l’ombre des arbres séculaires.

Ma vue se trouble, l’étourdissement guette. Il va falloir que je me pose un instant.
Je m’appuie à la grille d’entrée. Je ferme les yeux pour chasser le malaise, quand une voix masculine s’adresse à moi :
« Un souci, Madame ? »

Un homme âgé est devant moi. Il porte un chapeau de paille à larges bords, et, en dépit de la chaleur, un costume trois-pièces. Il arbore une splendide barbe. Pour peu, je le prendrais pour Claude Monet.

Plus loin une voiture à cheval légère et son cocher attendent visiblement mon interlocuteur.
Celui-ci ne semble pas pressé et plutôt content de pouvoir me secourir.

Carte postale Trois-Fontaines-L’Abbaye
2 Fi 583/7 Archives départementales de la Marne – Capture d’écran du 20 août 2022

Pour me saluer, Il soulève son couvre-chef et se présente :
« Albert Le Preud’homme, Comte de Fontenoy, pour vous servir. »
« Je vous en prie, Madame, entrez ! Vous vous reposerez un peu. Cette chaleur est étouffante. La comtesse vous offrira de quoi vous rafraichir. »

« Merci, Monsieur le Comte. Je me sens déjà mieux et je ne voudrais pas importuner la comtesse. »

Le maître des lieux m’entraîne vers le château.
La cuisinière a dû nous apercevoir, elle m’apporte un verre d’eau.

« Merci, Thérèse » enchaîne Monsieur de Fontenoy.
« Faisons quelques pas à l’ombre, Madame, pour finir de vous remettre sur pieds ».

Je le remercie vivement et lui explique que c’était le but de ma visite à Trois-Fontaines : flâner dans le parc, sur les traces des moines fondateurs envoyés par Saint-Bernard.

Nous prenons à droite devant le logis, longeons le cellier pour rejoindre le couvert des grands arbres.
Le comte s’est déjà lancé dans l’histoire de l’abbaye, sa fondation en octobre 1118, l’assèchement du marécage formé par la Bruxenelle et ses trois sources. Ce sont elles qui ont donné son nom au lieu.
Il me décrit ensuite la construction de l’abbatiale à partir de 1190, l’acquisition de granges et fermes, la création d’abbayes filles de Trois-Fontaines à quelques kilomètres, à Cheminon, et jusqu’en Hongrie et Serbie.

Nous avons rejoint une ancienne clairière plantée de bouleaux. L’herbe est vert tendre ici et n’a pas souffert de la sécheresse. Nous nous engageons dans une haute futaie. A défaut de fraîcheur, l’ombre nous fait du bien.

Marie Erasme Albert Le Preud’homme de Fontenoy m’explique comment Aubry de Trois-Fontaines a rédigé une chronique, qui parcourt les siècles, de la création du monde par Dieu jusque 1241.

Ma concentration est mise à rude épreuve. J’attrape quelques informations au fil de son discours : l’incendie de 1703, la reconstruction de l’abbaye. J’opine du chef pour que mon interlocuteur ne s’en offusque pas et je profite du parc.
Nous passons devant une statue, nous atteignons la fontaine d’eau ferrugineuse. L’eau s’écoule goutte à goutte sans aucun bruit.

Parc de l’abbaye de Trois-Fontaines, source d’eau ferrugineuse
LPM – 10 août 2022

Quelques pas encore, nous traversons un petit pont.
Nous sommes maintenant à l’opposé des bâtiments, tout au bout du parc.
Devant nous un long bassin. Le comte m’explique qu’il servait de vivier, puis a été transformé pour l’agrément.

Parc de l’abbaye de Trois-Fontaines, LPM – 10 août 2022

Nous gagnons le côté ouest. Dans le pré voisin, quelques vaches se reposent à l’ombre.

Je m’extrais de ma rêverie.
Marie Erasme Albert Le Preud’homme de Fontenoy commence le récit de son installation à Trois-Fontaines.
À la Révolution, l’abbaye est vendue comme bien national à un boulanger, qui ne peut l’entretenir et cède le domaine à Monsieur Bourdon de Saint-Dizier. Elle sert de carrière de pierre pendant une bonne dizaine d’années.

« Pour ma part, j’ai acheté Trois-Fontaines pour en faire ma résidence principale » me dit Monsieur le Comte de Fontenoy.
« Et j’y suis très attaché et vous allez comprendre pourquoi ! »

Il m’explique qu’il a acquis le domaine en 1891. Il avait alors la cinquantaine.
Fils de Joseph Erasme Preud’homme De Fontenoy, il vivait avec les siens, au château de Dommartin-Lès-Toul, en Meurthe-et-Moselle.

« Mon père avait déjà quatre-vingt-cinq ans ! Ancien général de brigade, comte de Fontenoy et du Saint-Empire, Commandeur de la Légion d’honneur ».

« Du Saint-Empire ? »
« Oui, Madame, nous appartenons à la Hohel Adle, la haute noblesse germanique. »
« Mon père s’est éteint en 1895, il avait quatre-vingt-neuf ans. C’est ensuite que nous nous sommes installés à Trois-Fontaines. »

Le comte Albert poursuit :
« Il faut vous dire que j’ai épousé une Marnaise. La comtesse, Jeanne Marguerite Joséphine Barbier de Felcourt, est née à Vitry-le-François. Nos noces ont été célébrées à quelques kilomètres à Orconte. Mon beau-père y possédait le château du Plessis. Vous savez l’Empereur y a passé une nuit en mars 1814. »
« Bref, je vous disais que nous nous sommes installés à Trois-Fontaines quelque temps après la mort de mon propre père. J’y ai marié ma fille Yvonne Marie Joséphine avec le comte Antoine de Mahuet, un Lorrain, lui aussi. »

Mon hôte n’a pas que de bons souvenirs ici. Il me dit qu’un de ses fils est décédé à l’ancienne abbaye. Robert Marie Joseph Edmond Le Preud’homme n’avait que trente ans et laissait une jeune veuve de vingt-cinq ans, Marie Jeanne François d’Anthenaise.

Tout en évoquant ses souvenirs, le comte m’entraîne sur un sentier qui longe la glacière. Il regrette de ne pas avoir davantage de petits enfants. Son plus jeune fils est resté célibataire. La Grande Guerre ne lui a rien valu de bon. Il se destinait aux ordres, mais il a été réformé pour neurasthénie et vit toujours au château, à plus de quarante ans.

Nous sommes à présent à quelques mètres d’un arbre majestueux. J’aperçois sur la droite quelques pierres.

« Vous voyez, me dit le comte, j’ai ici mes fidèles compagnons. »

Je m’approche, des pierres tombales sont alignées. Des noms et des dates sont gravés.
Quatre chiens reposent là : Byrrh, Hellyet, Javotte, et Java.

« Dans quelques années, Bethemann, les rejoindra. J’espère le plus tard possible » ajoute mon hôte.

Nous reprenons notre promenade, longeant les ruines de l’abbatiale.
Le soleil est plus doux maintenant. Je vais devoir prendre congé.
Je remercie Monsieur de Fontenoy, promets de revenir.
Je regagne l’entrée du château. Le cocher attend toujours.

Avis de décès d’Albert Preud’homme comte de Fontenoy
Le Lorrain du samedi 21 mars 1931, Gallica Capture d’écran 2022-08-11

Un nouvel étourdissement. Je m’appuie sur la grille, ferme les yeux.
Très vite, je reprends mes esprits.
Ma voiture est bien sur le parking. Je m’installe au volant.

Coup d’œil à mon portable avant de démarrer.
Je cherche sur Internet :
Le Lorrain du 21 mars 1931 m’apprend que Monsieur Albert Le Preud’homme, comte de Fontenoy, est décédé le 9 mars, à l’âge de 91 ans.

Sources :
– www.abbayedetroisfontaines.com, Site de l’Abbaye de Trois-Fontaines, consultation du 20 juillet 2024.
– DIMIER, Anselme, « Trois-Fontaines, abbaye cistercienne », Mémoires de la Société d’agriculture, commerce, sciences et arts du département de la Marne, 1965 (Tome 80), consultation en ligne sur Gallica.
– www.inventaire.grandest.fr, Site de L’Inventaire général du patrimoine culturel de la Région Grand-Est, consultation du 20 juillet 2024.

6 commentaires

Laisser un commentaire