Des mois, des années que j’y pense, un aïeul décédé à 32 ans, à Ville-sous-la-Ferté. Qu’est-ce qui a conduit, ce fils d’instituteur de Bar-Le-Duc seul, sans femme, ni enfants, jusqu’à cette petite ville de l’Aube ?
C’est décidé, cette fois je vais sur place. J’enfourche ma quantiquette à voyager dans le temps, une once d’appréhension, un zeste d’excitation, c’est une première pour moi : C’est parti !
Yes ! Gagné me voici pile devant la mairie de Ville. L’horloge indique cinq heures et demie.
Deux messieurs remontent la grande rue, celle qui va à Dijon. Le temps est agréable, un après-midi de printemps, je crois. Je vais aller aux renseignements.
Aimablement les deux messieurs me saluent, me laissent entrer la première.
« Bonjour, Monsieur. » C’est le secrétaire de mairie qui me reçoit. Sans hésiter je pose la question qui me brûle les lèvres : « Je suis à la recherche d’un parent, qui m’a-t-on dit réside à Ville-sous-La-Ferté depuis quelques temps, Joseph Isidore PORNOT. »
PORNOT, ça ne dit rien au secrétaire de mairie. Il s’adresse aux deux hommes derrière moi. « Et vous M. HELIE, M RAT, vous connaissez un PORNOT à Clairvaux ? »
Je leur explique que mon parent est arrivé ici il y a à peu près un an, qu’il n’a pas communiqué son adresse à sa femme, qu’elle aimerait avoir de ses nouvelles et en donner d’elle-même et de ses enfants.
Monsieur HELIE pâlit et m’explique : « Madame, il y a ici beaucoup de gens qui viennent travailler et surtout purger leur peine. Vous ne connaissez pas la maison centrale de Clairvaux ? »
Hélas, c’est bien cela, je commence à comprendre pourquoi Joseph Isidore est décédé ici.
Mentalement je me remémore ma visite des lieux, il y a quelques années.
Fondée en 1115 par Bernard de Clairvaux, c’est la première abbaye cistercienne. Comme bien d’autres, ses bâtiments conventuels sont mis sous séquestre à la Révolution, puis vendus aux enchères le 10 février 1792. Les vieux murs deviennent la propriété de particuliers, avant qu’un entrepreneur ne propose à l’État de les racheter. En 1808, c’est chose faite, et tout comme le Mont-Saint-Michel ou Fontevraud, Clairvaux devient dépôt de mendicité puis prison pour peine. L’ancienne abbaye entame sa seconde vie, pour plus de deux siècles puisque la maison centrale doit fermer en 2023.
Un quatrième homme franchi le seuil du secrétariat de mairie. Il est vêtu d’un costume de bonne facture. Un bourgeois de province sans doute.
« HELIE et RAT, encore vous, combien aujourd’hui ? »
« Quatre, Monsieur le Maire » répond HELIE.
Je m’écarte un peu, tandis que le secrétaire prend registre et plumier, le maire commence : « Où en étions-nous ? »
Le secrétaire bredouille « Acte 108 ».
« Ah oui, allons-y, l’an mil huit cent quarante-six, le quinzième jour du mois de mai à l’heure de six heures du soir, par devant-nous Maire Officier de l’état civil de la Commune de Ville-sous-La-Ferté, canton de Bar-sur-Aube, Département de l’Aube, sont comparus les sieurs Hélie Théophile Honoré âgé de quarante-trois ans, Greffier de l’administration de la maison de Clairvaux, et Rat Edmé, âgé de quarante-deux ans, ancien militaire, tous deux domiciliés à Clairvaux, Commune dudit Ville, lesquels nous ont déclarés que »
La voix du maire est monocorde, on sent l’habitude, la lassitude peut-être. Il donne les noms et qualités des deux agents pénitentiaires si rapidement, que le pauvre secrétaire n’arrive pas à suivre.
C’est Monsieur HELIE qui poursuit : « le premier s’appelait Jean Baptiste DIDIER, âgé de 16 ans, né à Piney, arrondissement de Troyes. Il était domicilié à Verricourt, arrondissement d’Arcis-sur-Aube, fils de défunt Gabriel et de BOURLIER Catherine. Il est décédé hier à 10 heures du matin. »
Le secrétaire s’active, le maire et les deux déclarants signent et le greffier poursuit : « Le nommé JOBERT Félix, âgé de trente ans, né à Paroy-en-Othe, arrondissement de Joigny, département de l’Yonne, domicilié à Joigny ; fils d’Edmé et de feue Marie Anne ROBICHON. Il est mort hier aussi à dix heures du soir. »
Le secrétaire demande, si comme d’habitude, il doit noter que les déclarants ne savent pas « si le décédé était marié, veuf ou célibataire ? L’ancien militaire confirme, le secrétaire termine, on signe et le greffier reprend.
Les deux autres prisonniers sont décédés le jour même : François DEBOST, 65 ans, de Blanzy en Saône et Loire, à huit heures, et Isidor MAURICE, encore un jeune gars de dix-huit ans, fils naturel, décédé à onze heures ce matin.
Je savais que les prisons du XIXème siècle étaient dures, mais tout de même, quatre décès en vingt-quatre heures, dont deux adolescents, un jeune homme et un senior, je ne m’y attendais pas.
« Dure journée à la centrale » reprend le Maire. « Hier vous n’aviez eu qu’un décès. Un Jurassien de vingt et un ans » Mais qu’est-ce-que vous leur faites ? Ce ne serait pas une nouvelle épidémie ? Votre directeur avait beau dire, il y a quatre ans, la variole était bien là. Il ne manquerait plus que le choléra ! » Puis il reprend : « Bon, c’est pas tout ça, je vous laisse finir, j’ai à faire, on est vendredi et on a ma fille et mon gendre à souper. A demain messieurs, madame… » Il nous salue en levant son chapeau et sort avant que le greffier n’ait eu le temps de lui jeter un « au revoir Monsieur BERTHOLLE ».
C’est le secrétaire qui m’explique que Monsieur le maire de Ville-sous-La-Ferté, Jean Baptiste BERTHOLLE, était meunier, il est à présent propriétaire. Il y a une dizaine d’années, il a marié sa fille Eugénie à Charles CACHELEUX, l’architecte de Clairvaux. Ils habitent dans la centrale, avec Marie. Quel âge la petite ?
« Je dirais dans les six ans. C’est sûr elle est plus jeune qu’Arture, mais plus âgée que Paula » Il me semble que Monsieur HELIE regrette ces confidences et bredouille : « Ce sont mes enfants ». Il poursuit pourtant : « J’ai quatre enfants entre onze et un an. L’ainé s’appelle Ernest et a exactement le même âge que le fils de Monsieur LEBLANC, le directeur. Il s’appelle Ernest aussi.
Heureusement depuis que je suis greffier, mes appointements, aujourd’hui, nous permettent d’avoir une domestique. Il y a cinq ans cela n’aurait pas été possible, j’étais instituteur. »
Il parait rougir un peu puis me demande : « Mais, Madame, je m’égare, vous avez dit tout à l’heure que vous recherchiez un parent du nom de PORNOT. Il me semble qu’il y a quelques jours… » Sa voix est maintenant presque inaudible. RAT, l’ancien militaire, s’exclame soudain :
« Monsieur HELIE, vous savez bien, PORNOT Joseph Isidore. Hum, y a pas plus d’une semaine. »
Je vois le secrétaire parcourir son registre à rebours, puis il prend la parole et me dit qu’effectivement ces messieurs ont déclaré le décès de Joseph Isidore PORNOT, il y a six jours. Il me tend le document et je lis : « Trente-deux ans, né à Bar-Le-Duc, département de la Meuse, fils de feu Guillaume et de LASURE Antoinette ». Aucun doute possible, c’est bien mon ancêtre, décédé le 9 mai 1846 à 5 heures du matin, à Clairvaux. Et comme les pauvres prisonniers de tout à l’heure, messieurs HELIE et RAT ne savaient pas s’il était marié, veuf ou célibataire.
Cette fois, c’est moi qui pâlis. Je ne rencontrerai jamais Joseph Isidore PORNOT. Trop tard.
Monsieur HELIE me tend une chaise, me conseille de m’asseoir. Il dit qu’il se souvient maintenant. Ce jour-là il n’y avait eu qu’un seul décès à la prison. Il y en a tant en ce moment. Il en avait discuté le lendemain avec Monsieur RAT. Un seul décès par jour sur trois jours consécutifs, c’était à noter.
Les trois hommes compatissent. On me propose un peu d’eau. Il commence à se faire tard. Ils s’inquiètent de mon retour. Est-ce que j’ai trouvé à me loger ?
Ragaillardie par leur sollicitude, il faut que j’en sache plus. Autant que je rentabilise mon déplacement.
Je demande si l’on peut m’indiquer une auberge pour passer la nuit, avant de reprendre ma route.
Aimablement Monsieur HELIE propose de m’accompagner jusqu’à l’auberge de la Grande Rue, chez CHARBONNIER, une bonne maison, c’est à deux pas.
Nous prenons congé du secrétaire, puis je remercie les deux agents pénitentiaires, prétextant avoir laissé quelques affaires au presbytère.
Demain, peut-être même ce soir, il faudra en savoir davantage.
#RDVAncestral avec Joseph Isidore PORNOT (1814-1846)
Très émouvant, et captivant, on aimerait connaître la suite, les causes de son emprisonnement
La suite, demain bien sûr !
J’ai beaucoup aimé ce rendez-vous, c’est très bien amené. Hâte de lire la suite !
Un #RDVAncestral non seulement manqué mais triste aussi
Et je crains fort les prochaines découvertes…