Rendez-vous manqué, une soirée bien remplie

2ème partie

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Je n’avais pas vraiment prévu une si longue sortie. J’ai beau avoir dit à monsieur HELIE que j’allais chercher mon sac de voyage au presbytère, je n’ai pas même une brosse à dents. En fait je n’ai rien d’autre qu’un vieux sac en tapisserie imitation XIXème siècle, dans lequel j’ai rangé ma quantiquette et que j’ai, à la hâte, dissimulée à l’arrière de l’église de Ville.
Une femme seule, partie à la recherche de renseignements sur les prisons du milieu du XIXème siècle, je ne le sens pas du tout. Mieux vaut faire un aller-retour rapide au XXIème, quitte à revenir tout à l’heure.

Aussitôt dit, aussitôt fait. Cette fois je prends des vêtements d’homme, je n’oublie pas la brosse à dents. Un coup d’œil aux archives de l’Aube : recensement de Ville-sous-la-Ferté de 1846. Evidemment les prisonniers sont seulement comptabilisés en fin de document, pas un seul nom.
Les chiffres, que je découvre, sont impressionnants : 1012 garçons, 432 hommes mariés, 80 veufs, 275 filles, 118 femmes mariées, 78 veuves, soit un total de 1995 détenus !
Monsieur BERTHOLLE, le maire a signé ce recensement le 18 juillet 1846. Quand il déduit les effectifs de la garnison et des détenus, la population de Ville ne compte que 908 habitants et encore sur ce total les employés de Clairvaux et leurs familles représentent près de 30% des Bayas.

Bon, activons-nous ! Si je veux diner et rencontrer quelques habitants, il faut vite repartir.
Je sais qu’il y a deux auberges et un café sur place : Grande Rue, le père BOUQUET, 70 ans, tient une première maison avec sa gouvernante Catherine LECLER et une jeune domestique Marie THEVENARD. Toujours Grande Rue, chez les CHARBONNIER, Edmé et Appoline, respectivement 39 et 34 ans, s’occupent de la seconde auberge avec leurs trois enfants Laurent, Maurice et Marie.
J’ai lu quelque part, qu’ils ont repris le flambeau à la suite du père d’Edmé.
A Clairvaux intramuros, il y a aussi un café et un bureau de tabac.
Je suis les conseils de monsieur HELIE et me dirige vers l’auberge des CHARBONNIER.

« Bonsoir, est-il possible de souper et de prendre une chambre ? » Appoline DUPRE, femme CHARBONNIER, acquiesce. Elle m’installe et me demande ce qui m’amène à Ville. Je décide de me faire passer pour un industriel désireux de m’installer ici : « On m’a dit que l’administration pénitentiaire voulait développer des ateliers pour les prisonniers ». L’aubergiste m’explique « Vous êtes au bon endroit, ce soir nous aurons à diner deux fabricants de la prison. Monsieur FABRY, est dans la perle, et monsieur LASSIOT fait faire des chaussons, ils vous aideront. »

Bien sûr, la chambre ne correspond pas vraiment aux standards d’aujourd’hui. Elle est très simple mais confortable, avec une bassine et une cruche pour faire quelques ablutions.
La pendule du salon indiquait huit heures, je redescends rapidement. Appoline m’a déjà annoncé à FABRY et LASSIOT et je rejoins leur table. On fait les présentations d’usage pendant que l’aubergiste nous apporte de la langue de bœuf et un pichet de vin de pays.
Le plus jeune, Jean Baptiste FABRY, habite Clairvaux Intramuros. Célibataire, 25 ans environ, il a comme voisins contremaîtres et employés de l’entreprise, médecins, ou gardiens de la prison, ceux qui vivent là avec femmes et enfants.
Il m’explique que toutes les familles de gardiens ne résident pas à Clairvaux. En fait seuls les gardiens-chefs ont cette autorisation, les autres ont une obligation de résidence, seuls ou en dortoirs d’un confort sommaire.
Les effectifs sont loin d’être pléthoriques. Tous les gardiens doivent être présents aux moments clés de la journée : lever, coucher, entrée et sortie des ateliers et réfectoires, appels, rondes diverses. Et puis il y a le service de nuit.

Je demande comment ils sont recrutés. « Ce sont des militaires ou d’anciens militaires. Ça c’est obligatoire. » FABRY reprend en riant : « Vous voyez c’est un peu comme s’ils étaient prisonniers eux aussi, ils ont une permission pour aller dans leur famille tous les vingt jours ! »

Mon second convive, Victor LASSIOT est veuf. La trentaine, il vit avec sa fille Emma. Il a pris une jeune gouvernante pour la petite, qui n’a que cinq ans.
Il loge aussi deux ouvrières de sa fabrique de chaussons dans sa maison de la Grande Rue.
LASSIOT est convaincu de faire œuvre utile avec son atelier. Il faut bien occuper les prisonniers, ils ne vont pas être à la charge de la société. Et puis ils mettent ainsi de l’argent de côté pour leur sortie. Ils apprennent un métier, n’ont pas d’idées noires. Et tout le monde est tranquille.

Il me décrit ensuite l’organisation de la journée de travail.
Suivant la saison, on commence à cinq ou sept heures, sept heures et demie l’hiver. Fin du travail entre dix-huit et vingt heures. Deux repas, le déjeuner vers neuf, dix heures et le diner à seize, dix-sept heures. Quelques pauses rapides. Au total dix à douze heures de travail, auxquelles l’administration a ajouté des veillées, il y a quatre ou cinq ans.
LASSIOT ajoute : « Bien sûr, le travail se fait en silence. Interdit de parler depuis le règlement de 1839. Évidemment si la tâche l’impose, ils peuvent le faire à voix basse. »
Comme pour les condamnés, il n’y a ni tabac, ni vin, ni bière, ni cidre, les pauses doivent être bien courtes !

Je demande comment ça se passe pour le salaire.
Depuis 1843, la loi a été revue en fonction des condamnations : les forçats ont droit à 3/10e du salaire que le fabricant verse, les condamnés à la réclusion reçoivent 4/10e et ceux qui ont une peine correctionnelle ont 5/10e. La moitié est mise de côté pour leur sortie, l’autre leur sert à améliorer l’ordinaire avec le système de la cantine. Je comprends vite qu’il est difficile pour les détenus d’améliorer l’ordinaire avec le système des retenues pour indiscipline ou défauts dans les fabrications.
Quant à la part de l’administration, elle rémunère l’entreprise gestionnaire puisque l’Etat a mis en place un système d’adjudication avec un cahier des charges très précis. C’est l’entrepreneur privé qui propose le prix de journée le plus bas pour la nourriture, l’habillement et l’entretien des détenus qui emporte le marché.

« Vous n’avez donc pas à fournir les vêtements de travail ? »
« Bien sûr que non ! » répond LASSIOT. « Les prisonniers ont comme qui dirait leur trousseau tous les deux ans. Voyons, je crois qu’ils ont chemises, casquette, tabliers, veste, gilet, pantalon, chaussons et sabots. Évidemment pour les femmes, fichus, corset, jupe et bas de laine. Tout ça est fabriqué sur place, par les prisonniers eux-mêmes, c’est même les plus gros ateliers. Ça n’empêche pas qu’y sont pas bien reluisants ! »

On échange ensuite sur mon projet. Mes deux convives me disent qu’il n’y a pas de problème, au contraire. L’administration trouve qu’il n’y a pas assez d’embauche, elle cherche d’autres entrepreneurs. Si j’ai des idées, il ne faut pas hésiter. Actuellement l’atelier de toiles cirées compte bien une soixantaine de prisonniers et celui de FABRY, les perles, une bonne centaine.

La soirée se termine, Apolline, l’aubergiste, nous fait comprendre qu’il est temps de partir. On se salue, on se promet de se revoir.

Je regagne ma chambre, il est plus de dix heures.
Comment trouver le sommeil après tout ce que je viens d’apprendre ? Tant de questions tournent encore dans ma tête.
Sur l’acte de mariage de Joseph Isidore, j’ai lu qu’il était boulanger. Sur le recensement de 1836 de Bar-Le-Duc, il était tisserand. En 1841, au décès de son fils Joseph Edmond, âgé de six mois, Joseph Isidore résidait à Vitry-Le-François, comme tissier, tandis que Catherine Marie Anne RIGAULT, sa femme, réside chez son père à Eclaron. Elle accouche de Jean Baptiste Léandre, mon sosa, en 1843, à Bar-Le-Duc, mais les deux époux sont notés domiciliés à Eclaron.
Qu’est-ce qui a conduit Joseph Isidore PORNOT en prison ? Quel méfait ? Quel crime ?
Quel métier a-t-il exercé à Claivaux ? Pourquoi est-il décédé ici, si jeune ?

Sur le matin, j’arrive à m’assoupir un peu. A six heures, n’y tenant plus, je me lève, passe un peu d’eau sur mon visage et rejoins la salle de l’auberge.
Pas le temps de déjeuner, je paye ma note je ne sais comment, remercie mon hôtesse.
Derrière l’église, à l’abri des regards, j’enfourche ma quantiquette[1] et regagne au plus vite mon XXIème siècle bien confortable.

PS : Quelle que soit ma hâte d’en savoir davantage et de vous en faire part, ce soir de dimanche, je vais devoir prendre un peu de temps avant de reprendre mes recherches. Le devoir m’appelle demain matin, pas question de généalogie.
Alors, patience. Bonne soirée à vous et promis, je vous donne des nouvelles le plus vite possible !


[1] Quelques lecteurs me demandent des précisions sur ce mystérieux engin. La quantiquette est une trottinette quantique, modèle de base, un peu trafiqué pour le voyageur, ou la voyageuse généalogique. D’ailleurs se sont des lectrices qui ont osé poser la question.

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