Rendez-vous avec Monsieur le Président

Non de non ! Je ne vais pas y arriver ! L’heure tourne et impossible de trouver la ferme du Plénoy sur ce fichu GPSQ. Il va vraiment falloir faire une mise à jour.
J’aime bien mettre les mains dans le cambouis généalogique, mais il ne s’agit pas de cela.
Ce que le numérique peut être agaçant !

Je ne vais tout de même pas rater un rendez-vous ancestral pour si peu.
Allez ! Réglage minimum, Lanques-sur-Rognon, centre-ville !

Centre-ville, il vaut mieux le dire vite, car la commune haute-marnaise n’est pas si grande. Deux-cents habitants au XXIe siècle, elle n’a jamais réussi à atteindre les cinq-cents âmes.
Je vous le concède, mon rendez-vous est prévu au moment du pic démographique : 1856, quatre-cent-quatre-vingt-neuf lanquaises et lanquais.

Vroum ! Lancement de la quantiquette !

Me voici sur la place du village. Église à gauche, mairie juste en face de moi. Je commence à avoir l’habitude. Je cache mon engin derrière l’église et me dirige vers la maison commune.

Je pose le pied sur la première marche, quand la porte s’ouvre. Un groupe d’hommes franchit le seuil. Ils discutent fort, je recule d’un bond. Un gaillard manque de me bousculer.

Goguenard, son voisin, l’interpelle :
« Alors, Legros, t’as pas vu la petite dame ? T’as besoin d’un chien d’aveugle ? »

Le groupe s’esclaffe. Le dernier homme à sortir porte un costume trois pièces. Il me salue, remet son chapeau :
« Ne leur en voulez pas, nous avons eu une discussion animée au sein du Conseil municipal. Que puis-je faire pour vous ? »

Je me présente et lui explique que je cherche la maison d’un proche :
« François Milliard. Je suis bien à Lanques ? 
– C’est bien cela, mais il y a trois François Milliard ici.
-Le parent, que je dois rencontrer, réside à la ferme du Plénoy, il est garde particulier.
– Parfait, nous écartons donc son fils, qui est émouleur.
Il est question qu’il se marie bientôt celui-là.
Et, on ne parle pas non plus du François de la rue basse. »

Comme pour lui-même, Paul Maréchal ajoute :
« Je ne sais pas comment ils sont parents, le manouvrier et le garde. »

Entre deux réponses, mon interlocuteur a décliné son identité, sans oublier de me dire qu’il est le maire de Lanques. Le Conseil municipal fraîchement élu s’est réuni ce 16 août 1855 à quinze heures précises. Le chef de fabrique de coutellerie vient tout juste d’être nommé par le Préfet.

« Hé oui ! Ce n’est plus le conseil qui désigne le maire maintenant. Et encore, j’ai été élu par les habitants, le Préfet aurait pu choisir quelqu’un hors du conseil. Mais je bavarde, je bavarde… Ce n’est pas comme ça que vous allez pouvoir vous rendre chez votre parent. Venez avec moi, je rentre à la forge et je vous mettrai sur le chemin de la ferme du Plénoy. »

J’emboîte le pas à Paul Maréchal. Il avance vite, j’ai du mal à suivre, et pourtant, il continue de discuter.
Comme maire, il va devoir prêter serment, jurer obéissance à la Constitution et fidélité à l’Empereur. Il n’attend que l’arrêté préfectoral. Le courrier ne devrait plus tarder. Il a été autorisé à présider le conseil en séance extraordinaire, pour préparer les tarifs d’une nouvelle taxe.

« C’est Nicolas Legros, l’aubergiste, qui a été élu secrétaire de séance. Vous savez, celui qui a failli vous faire tomber ?
– Une nouvelle taxe, vraiment ?
– Un impôt sur les chiens, figurez-vous ! Cela fait un bon moment qu’il en est question. La loi a été adoptée le 2 mai dernier. Le Conseil général doit donner un avis au préfet dans quelques jours. Ici, on n’attend pas, on fixe les tarifs. Ce qui est fait, n’est plus à faire. »

Le président du Conseil municipal m’explique que chaque commune doit adopter deux montants, l’un pour les chiens d’agrément ou servant à la chasse, l’autre pour les chiens de garde. Dans cette seconde classe, sont inclus les chiens de travail de la coutellerie. Ces animaux sont vitaux pour l’industrie, chaque émouleur emploie un chien pour tourner la meule.

« Pourquoi taxer les chiens ? »
– Oh, ces messieurs du Parlement nous ont trouvé toutes sortes de raisons à cela, poursuit Paul Maréchal.
« C’est vrai, des chiens, y en a beaucoup. Il y a ceux qui sont utiles et puis les autres, qui divaguent. Certains sont dangereux, atteints d’hydrophobie. »

Remarquant mon étonnement, le maire complète :
« Ils ont la rage, si vous préférez.
Cette taxe, y a du pour et y a du contre. C’est des revenus pour la commune, mais ils n’ont pas pensé à tout. Les chiens de chasse sont classés parmi les chiens d’agrément, par exemple. Pourtant la chasse ce n’est pas un jeu.
Et puis, faire payer les ouvriers de coutellerie, c’est une drôle d’idée.
Bref il fallait tout de même voter des tarifs Le Conseil municipal a opté pour six et deux francs. »

Tarifs de la taxe sur les chiens de Lanques-sur-Rognon, fixés le 16 août 1855
AD52 E dépôt 5055

Parvenus à la hauteur de bâtiments d’usine, Paul Maréchal s’arrête. Il m’explique que nous sommes à la forge du haut, dont il est le chef de fabrique. Il me faut poursuivre le chemin seule, passer la forge du bas, pour au-delà gagner la ferme du Plénoy.

Tandis que je prends congé du maire, un gamin d’une douzaine d’années déboule du champ voisin.

« J’vais accompagner la dame, dit-il.»

Je viens de rencontrer Marcellin Lomprez, domestique et neveu par alliance de François Milliard (1806-1894), mon quadrisaïeul. Mais ça, c’est une autre histoire.

Sources :
– AD 52 158 M 271/5 Recensement de la population de Lanques-sur-Rognon, 1856.
– AD 52 E dépôt 5055 Registre des délibérations municipales de Lanques-sur-Rognon, 1851-1857, séance du 16 août 1855.
– AD 52 3 P 2/272-1 Cadastre napoléonien tableau d’assemblage de Lanques-sur-Rognon
– « Taxe sur les chiens », Procès-verbal des délibérations du Conseil général du département de la Haute-Marne, 1855, p. 104-112, consultable sur www.gallica.fr.
– SANDRAS, Agnès, « Un impôt sur les chiens ? Ce que nous dit la satire (partie I), » L’Histoire à la BnF, 29/05/2018, https://histoirebnf.hypotheses.org/2090, [consulté le 14/02/2024].


Illustration « Le chien du rémouleur » issue du blog de Philogène Gagne-Petit, consultation du 17/02/2024, https://remouleurs.wordpress.com/

6 commentaires

  1. Toujours ce style très vif, très enlevé que j adore. Je regrette que la taxe sur les chiens ait été abrogée, il y aurait peut-être moins de crottes sur tous les trottoirs de mon village

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