Une rentrée parisienne

Lannion, place du marché, capture d’écran Ebay 17/09/2024.

Ça a du bon de visiter le XXe siècle. La quantiquette peut passer inaperçue. Je range mon engin à voyager dans le temps à proximité des trottinettes des jeunes lannionnais. Évidemment le look de ma machine est assez différent de celui de ses voisines, mais avec un sac de jute par-dessus, je parviens à dissimuler moteur et GPSQ. Sur la place du centre, je flâne entre les étals du marché.

Mon but est atteint, je suis à Lannion. Le journal, que tient un homme, complète mon information : 1er octobre 1925. Un peu plus loin, un petit attroupement. Ne serait-ce pas la personne que je cherche ? Je savais en venant un jeudi que j’avais toutes les chances de rencontrer Honorine. Un petit groupe de femmes se presse autour d’elle. C’est sûr, Madame Marzin, née Le Tensorer, a des choses à raconter aujourd’hui. Je m’approche de manière à suivre la conversation des Trégorroises.

Honorine, est émue. Elle explique à ses connaissances et amies que son fils aîné, Pierre, fait sa rentrée dans la capitale, à l’École Polytechnique.

« Mais il doit être bien seul dans la capitale ? » s’inquiète une compagne.
« Le beau-frère de Monsieur Colvez, l’ancien instituteur de Pierre, vit avec sa femme à Paris. Ils n’ont pas d’enfant et se proposent de s’occuper de lui comme d’un fils. Cela me rassure. Il n’y a pas si longtemps, ce garçon avait une santé fragile. Angine sur angine ! Et puis distrait avec ça, combien de fois n’a-t-il pas failli avoir un accident ! Je crois qu’il réfléchissait trop, toujours absorbé par quelque invention ou expérience. »

Une dame bien mise demande :
«  Il a suivi sa scolarité au lycée Saint-Joseph ?
– Non, nous avons préféré le collège municipal. Il y est entré à six ans et resté jusqu’en terminale. Dès la 8e, il a appris le latin*. À quinze ans, il s’est inscrit au baccalauréat. Pour la première partie, il a passé douze épreuves et puis encore six pour la deuxième partie.
– Vous avez dû être fiers quand il a été reçu ? » s’exclame une autre femme.

« Avoir son nom dans le journal, ce n’est pas donné à tout le monde ! 
– Dix-neuf admis à la mention Mathématiques pour tout le département. Pierre est ensuite parti en pension au lycée de Rennes. Il a étudié en classe préparatoire. Il a réussi le concours d’entrée de l’École Centrale. Malheureusement, elle est trop coûteuse pour nous. Il a donc fait une année supplémentaire pour entrer à Polytechnique. Il va pouvoir obtenir une bourse du Ministère de la Guerre. »

Honorine essuie une larme et ajoute : « Et voilà, il commence aujourd’hui ! »

Mais une bretonne ne saurait se laisser aller à l’émotion trop longtemps. Pour faire diversion, sa voisine fait mine de s’intéresser à l’étal le plus proche. Le petit groupe échange quelques banalités et se sépare. Je m’éloigne de même, les pensées se pressent : Qu’est-ce qu’elle sera fière, Honorine Le Tensorer, dans quelques années ! Après Polytechnique, son fils, Pierre Marzin, intègre l’École nationale supérieure des postes et télécommunications. Il est nommé ingénieur ordinaire, monte rapidement dans la hiérarchie des télécommunications. La Trégorroise est témoin de sa nomination comme chevalier puis officier de la Légion d’honneur. Décédée en 1949, la mère de famille n’a pas connu le renouveau de Lannion, la création de la station spatiale de Pleumeur-Bodou. Elle n’a pas vu son aîné élu maire, devenir sénateur des Côtes-du-Nord. À moins que…

Le sac de jute a glissé au bas de la quantiquette. Les étals sont vides. Il est temps pour moi de rejoindre le XXIe siècle.

*La 8e correspond au CM1.

Sources :
– Gallica, Ouest Éclair Éd. Nantes 18 juillet 1922.
– DEMOURON, Frédéric, Pierre Marzin, ingénieur des Télécommunications, Mémoire de maîtrise (Paris-Sorbonne), Dir. Pascal Griset, 2004.

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