Vacances de printemps 2022, je reçois un SMS familial, mon neveu à l’accent qui chante est en vacances avec ses parents.
Vous y êtes ? Vous avez compris où ils sont ?
Pas besoin de vous mettre les points sur les i, n’est-ce pas ?
Quel plaisir de retrouver le maréchal des logis-chef Cruchot et ses acolytes.
Et puis quels souvenirs !
J’étais bien jeunette quand le gendarme de Saint-Tropez est sorti en salles, en tête du box-office pendant plusieurs semaines.
Dans la famille, à cette époque-là, on avait un tout jeune retraité de la gendarmerie : Marius PORTE (1915-1986), mon grand-père paternel.
Cela vaut bien une petite balade dans l’histoire familiale, pour Annabelle Lucarne. Bandeau dans les cheveux, pantalon fuseau, j’attrape ma quantiquette… C’est parti ! Douliou, douliou, Saint-Tropez…
« Et quand reviens l’été à … Ah non je ne suis pas à Saint-Tropez mais à Bailly-aux-Forges (Haute-Marne).
Encore ! Me direz-vous ? Et oui encore.
Cela ne m’étonne pas, quand Pépère a pris sa retraite militaire, il s’est retiré à Bailly avec Mémère. Il a trouvé du travail à l’usine, et ça c’est une autre histoire.
Justement je suis tout près de leur maison, celle que ma grand-mère, Andrée CINET (1918-2008) a eue en héritage, la maison de son propre grand-père.
Je sonne à la porte. Oups ! C’est Mémère qui m’ouvre.
« Bonjour Madame Porte, je suis Annabelle Lucarne, journaliste. Je suis en train d’écrire un article sur les femmes de gendarme et j’aurais voulu vous interviewer. »
« Bonjour Mademoiselle. Vous êtes journaliste à l’Essor de la Gendarmerie ? »
« Euh… non, j’écris en free-lance pour des journaux parisiens. »
« Auriez-vous quelques minutes à m’accorder ? La gendarmerie de Wassy m’a dit que votre mari venait de terminer sa carrière et que vous résidiez maintenant à Bailly-aux-Forges. »
Andrée CINET me fait entrer. Nous passons par la cuisine.
La table en formica rouge est là avec ses quatre chaises.
Sur le fauteuil en osier, devant la fenêtre, trône Misou, le gros chat noir et blanc.
Mémère me guide vers le séjour. Nous nous asseyons.
Elle me propose un café, que j’accepte avec plaisir. !Elle met la cafetière italienne en route, sort tasses et soucoupes du buffet.
Ouh là ! Je vais avoir l’honneur de boire dans les tasses qu’ils ont rapportées d’Allemagne.
J’engage la conversation.
« Elles sont bien jolies vos tasses, Madame Porte. »
« Elles viennent d’Allemagne. »
« Mon mari est devenu élève gendarme à la fin de la guerre, le 12 novembre 1945. Il est arrivé en Allemagne en avril 1946 et a été incorporé à la 4ème Légion de Gendarmerie d’Occupation le 1er juillet.
Quelques mois plus tard il est passé sous-officier et puis il a été muté à Vieux-Brisach en janvier 49. »
« Les mutations sont fréquentes dans la Gendarmerie. J’en ai connu des casernes ! En Allemagne, Vieux-Brisach, Baden-Baden, Fribourg. Puis dans l’Aube, Eguilly, et Essoye. Tout ça en moins de vingt ans. »
« Et puis, entretemps, Marius a servi en Algérie, quand il a été détaché à l’escadron de marche des Forces Françaises en Allemagne. »
« Pouvez-vous me décrire votre vie de femme de gendarme, Madame Porte ? »
« Vous savez, Mademoiselle, c’est particulier la vie en caserne. »
« Le gendarme, il prête serment. »
Je jure d’obéir à mes chefs, en tout ce qui concerne le service auquel je suis appelé, et, dans l’exercice de mes fonctions, de ne faire usage de la force qui m’est confiée que pour le maintien de l’ordre et l’exécution des lois.
Livret des chefs de brigade et gendarmes
« Et pour la femme et les enfants, c’est tout comme. »
« Il faut être irréprochable. »
« On vit 24h sur 24 sur le lieu d’exercice de son mari.
« On habite avec ses collègues de travail, leurs femmes et leurs enfants. On vit à la caserne, tout le temps. On fait des fêtes entre voisins mais ce sont toujours des gendarmes. »
« En Allemagne, c’était pire encore, parce qu’il y avait la barrière de la langue. Moi, je n’ai pas appris l’allemand en fait. Mon mari un peu. Les gendarmes baragouinaient pour les besoins du service. Par exemple il pourrait vous raconter cette fois où un collègue avait demandé à un Allemand, qui avait volé un canard : « Warum coin coin nichts retour ? »
Nous rions toutes les deux à l’évocation de ce souvenir.
Mémère ne peut pas se douter que je l’ai entendu bien des fois.
Je reprends : « Mais vous, est-ce que vous aviez un emploi ? »
« Du travail, pour ça une femme de gendarme en a mais elle s’occupe de tenir son foyer et entretient le paquetage de son mari. J’ai appris la couture en apprentissage, mais je n’ai jamais exercé comme professionnelle. Comment voulez-vous faire en changeant d’affectation si souvent, impossible de se faire une clientèle. Alors je cousais pour les miens et puis aujourd’hui, pour ma belle-fille et ma petite-fille. »
« Et puis avec le paquetage, il y a de quoi faire. Tout doit être impeccable. »
« Est-ce que vous savez qu’il y a deux parties dans ce qu’un gendarme doit toujours avoir de prêt pour partir ? »
« Ma foi non, madame Porte »
« Eh bien, d’abord je ne parle que des affaires à avoir en temps de paix. »
« Il y a donc ce que l’État met à disposition.
C’est la portion congrue : une chaînette avec plaque d’identité, une paire de menottes et une boîte à graisse. Le gendarme lui doit toujours fournir trois caleçons, trois paires de chaussettes, trois mouchoirs, un manteau de drap kaki, un pantalon de drap kaki… Ces deux-là sont sur l’homme en hiver et dans le sac en été. »
Andrée se lève, se dirige vers un meuble dans la cuisine.
Je sais qu’elle conserve tous les papiers officiels dans ce meuble.
Elle l’ouvre, en sort un papier déjà jauni qu’elle me tend :
« Tenez, lisez plutôt tout ce qui est nécessaire au gendarme. »
Nous devisons encore quelques minutes en sirotant notre café bien sucré. Mémère a conservé de la guerre l’habitude de stocker plusieurs kilos de sucre, pour ne pas en manquer. Elle a toujours aimé le sucré, depuis sa plus tendre enfance.
Il est temps pour moi de prendre congé.
On retraverse le couloir aménagé qui longe l’accès au grenier.
Je sais que derrière cette porte en bois ils ont réinstallé la pierre à évier du grand-père. Mémère s’en servira toute sa vie pour laver son linge, refusant d’acheter un lave-linge.
« Au revoir madame Porte, merci de m’avoir reçue si gentiment ».
« Au revoir, mademoiselle, quand paraîtra votre article ? »
Je fais mine de ne pas avoir entendu.
Je retourne sur la place de la mairie, retrouve ma quantiquette que j’avais dissimulée derrière un tas de bois.
Contact ! Un air me trotte dans la tête…
Reste à publier mon article, le 21 mai 2022.
En bonus, cet air qui me trotte dans la tête… la tagada…
Sources :
Le Gendarme de Saint-Tropez, Jean Girault, France-Italie, 1964, 80 minutes.
Avec Louis de Funès, Geneviève Grad, Michel Galabru, Jean Lefebvre.
Les mutations de gendarmes depuis le XIXe siècle, entre contrainte institutionnelle et liberté individuelle, Arnaud-Dominique Houte, Travail et Emploi N°127 juillet-septembre 2011, Promotions et migrations administratives : histoire, ethnographie, approches croisées, p29 à 39.
Une institution dans la société : l’exemple du logement en caserne des gendarmes, Sylvie Clément, La Documentation française, « Les Champs de Mars », 2004/2 N°16, pages 185 à 203.
Musée de la gendarmerie et du cinéma de Saint-Tropez, site officiel de la ville de Saint-Tropez.
Musée de la Gendarmerie Nationale, site du Ministère de l’Intérieur.
Occupation de l’Allemagne après la Seconde Guerre mondiale, Wikipédia.
Livret des chefs de brigade et gendarmes de Marius PORTE, collection personnelle.
Bourvil « La tactique du gendarme », extrait du « Roi Pandore », ‘André BERTHOMIEU 1949, Site de l’Institut National de l’Audiovisuel (INA).
Très instructifs ces détails sur le paquetage « paix » d’un gendarme. Encore des papiers à garder et à transmettre.
J’ai cru que nous allions rester à Saint-Tropez pour assister à la bravade qui a eu lieu ces derniers jours, mais ce rendez-vous nous fait voyager ailleurs et bien plus loin dans le temps.
Quel choc quand tu crois arriver à St Tropez et que tu atterris à Bailly aux forges !