Gare de Burie, Charente-Maritime
« Bonjour Madame »
Je viens tout juste de déposer ma quantiquette à la consigne, quand j’entends cette voix d’homme m’interpeller joyeusement. Je me retourne :
« Docteur Bouvier, quelle surprise ! Si je m’attendais ! Comment allez-vous ? Que faites-vous ici ? »
« Eh bien, je viens de rendre visite à ma plus jeune sœur, Jeanne. Elle vit à Burie à présent. Elle a épousé un confrère, Camille Boutin. Ils ont une fille, Catherine, une magnifique petite, qui aura dix mois demain. »
Quel jour sommes-nous ? Un rapide coup d’œil à l’exemplaire de la Démocratie de la Charente Inférieure posé sur le guichet de la gare : 10 septembre 1905. L’enfant est donc née un 11 novembre. Je me retiens in extremis ; ne pas dire que la date est facile à retenir. Pierre Bouvier me prendrait pour une folle, si je lui parlais de l’Armistice de 1918. Mieux vaut changer de sujet :
« Et vous, que devenez-vous ? Lors de notre précédente rencontre, vous veniez de vous marier. C’était quelques mois avant d’obtenir une médaille de bronze pour votre thèse de médecine, il me semble. »
« Vous avez bonne mémoire ! Madeleine et moi avons fêté nos noces de cire en début de semaine. Quatre ans de mariage, mais nous n’avons pas encore d’enfant. Nous nous sommes installés rue d’Orléans, à Bordeaux. C’est bien pratique pour rendre visite à ma sœur, nous habitons près de la gare. »
Le mariage Bouvier-Lasalle ne semble pas très heureux. Un petit quelque chose dans la voix du jeune médecin annonce les difficultés, qui vont conduire au divorce, dans moins de deux ans. Il faut dire qu’épouser la fille d’un illustre confrère de Gironde ne présage pas du bonheur conjugal. Pierre a peut-être plus d’affection pour son beau-père que pour sa femme ? Les chaleureux remerciements qui figurent sur sa thèse me porte à le croire.
Mon interlocuteur poursuit :
« Avez-vous un moment ? J’attends mon train. Si le cœur vous en dit, nous pouvons prendre un verre et bavarder un peu. »
J’ai tout mon temps pour rencontrer les Boutin. J’accepte avec joie et nous gagnons le café le plus proche.
En chemin, Pierre me parle avec passion de son métier. Il a eu la chance d’être interne de l’Hôpital Tastet-Girard, à la création de cet établissement moderne. Tout naturellement, il y est devenu chef de clinique chirurgicale, toujours sous l’autorité du professeur Demons, dès 1903. Il est membre de la Société d’Anatomie et de Physiologie et à ce titre collabore au journal de médecine de Bordeaux.
À travers son récit, on ressent sa grande humanité, son souci du patient. Une mésaventure, début 1905, n’a fait que renforcer ses convictions. Il m’explique qu’il allait trépaner un jeune homme devenu aphasique, quand en salle d’opération, celui-ci l’a interpellé, recouvrant brusquement la parole. En fait, plus jeune, le garçon avait souffert de tels épisodes suite à des chocs psychologiques. Pour Pierre, le dialogue entre le chirurgien et son patient, ou sa famille, peut permettre d’éviter des interventions risquées et inutiles.
« Mais je me laisse aller à vous parler de moi. Vous aimeriez sans doute avoir quelques nouvelles de la famille ? »
C’est vrai que depuis notre précédente rencontre, le 4 novembre 1901, les événements familiaux se sont succédés chez les Bouvier. Pierre me rapporte des événements heureux : le mariage de son frère Charles, quelques jours après la remise des prix à la faculté de médecine. Son aîné est aussi scientifique, il est préparateur en chimie à la faculté des sciences. Ensuite, les noces de sa plus jeune sœur, Jeanne, avec Camille Boutin, le 5 novembre 1903. Mais douze jours après ce second mariage, les jeunes gens enterraient, leur père, Octave.
Après le décès de sa femme, Berthe, le quinquagénaire était resté seul au 11 place Gambetta, au-dessus de la pharmacie. Un bien grand appartement de sept pièces, situé au deuxième étage.
Très reconnu à Bordeaux, Charles Octave Bouvier était entre autres, président de la Société de Pharmacie. Il avait participé aux recherches menées par son cousin par alliance, Camille de Mensignac, sur le cimetière gallo-romain du cours Pasteur, à Bordeaux. C’est lui qui, en 1899, avait analysé les fragments d’un sarcophage en plomb pour le compte du conservateur des Musées d’Antiques, d’Armes et Préhistorique de Bordeaux. Ce dernier ne tarissait pas d’éloges au sujet de son cousin, le qualifiant de « savant chimiste bordelais ».
Pour les obsèques du pharmacien et selon les usages en vigueur en ce début de XXe siècle, la famille avait fait part du convoi funèbre dans les journaux locaux. Octave s’était éteint à seulement cinquante-neuf ans, des suites d’une longue et douloureuse maladie. Bien sûr, un confrère et ami avait prononcé un éloge, retraçant la carrière du scientifique.
Poursuivant la tradition familiale, Jean Pierre, le plus jeune des frères Bouvier, avait déjà entamé ses études de pharmacie.
Pierre regarde sa montre. Il est temps qu’il reprenne la direction de la gare. Saisissant le journal posé à côté de lui, un article retient son attention :
« Avez-vous vu cet article, intitulé « le sourd et le professeur » ? C’est triste de voir que des enfants sont moqués par des camarades, parce qu’ils ont des difficultés d’audition. Heureusement, la surdité de ce garçon a pu être compensée. Ce n’est pas toujours le cas. »
Je note rapidement les références du journal pendant que le jeune médecin règle nos consommations.
Nous regagnons la gare de Burie au moment où le train pour Cognac arrive.
« Au revoir, Docteur Bouvier, à bientôt j’espère. »
« Passez nous rendre visite, lorsque vous viendrez à Bordeaux. »
Un signe de la main, le train démarre.
Je me dirige vers la consigne. Je rendrai visite aux Boutin une autre fois. J’ai envie d’en savoir davantage sur cette affaire d’enfant sourd.
Coup d’œil aux alentours, personne en vue, j’enfourche la quantiquette, retour vers 2023.
Quelques sources :
– Bouvier, Pierre Gaston Octave, « Des fibromes de l’utérus intra-ligamentaires », Thèse pour le doctorat en médecine, 1901, document en ligne sur Babord-Num, https://www.babordnum.fr/viewer/show/3139#page/n0/mode/1up, consultation du 16/09/2023.
– Bouvier, Pierre Gaston Octave, « Guérison subite pendant les préparatifs d’une trépanation », Journal de médecine de Bordeaux, 26 mars 1905, document en ligne sur Gallica, https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k3209898b/f227.item ,consultation du 16/09/2023.
– AD33 4 E 17199 Registre des mariages de Lormont de 1901.
– La gare de Burie, DRION, Jean-Claude, Le p’tit train de Jicé, blog personnel, https://papybricolo.over-blog.com/2017/02/cp-gare-de-burie-cote-voies.html, consultation du 08/09/2023.
Pour retrouver la famille Bouvier :
Rendez-vous de rentrée
Rendez-vous de rentrée : et la petite sœur ?
Je voudrais en savoir plus sur l’enfant sourd moi aussi maintenant !
Une autre interrogation pour l’instant sans réponse 😉